les presses du réel

En y regardant mieux

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Préface de l'édition française
(p. 9)


Fut une époque où les artistes indiquaient la direction à prendre. Aujourd'hui, au siècle de la mondialisation, ce sont les commissaires de la mondialisation qui ouvrent les perspectives. Ces perspectives sont-elles valables pour indiquer les directions à prendre ? Je laisse ouverte cette question. Mais la tendance à donner une compatibilité mondiale à l'art grève lourdement la tradition de l'Occident. Ce que j'entends par « compatibilité », c'est la garantie du politically correct qui évite que l'art choque, et ce où que ce soit. Pour donner un exemple : aujourd'hui encore, un tableau aussi célèbre que la Maja desnuda de Goya ne peut être exposé dans aucun pays islamique. On ne peut prévoir les conséquences de cela pour l'avenir, en particulier pour les artistes d'aujourd'hui.
Il n'est plus possible de ne pas prêter d'attention à l'art. Non parce que le nombre des artistes s'est multiplié, mais parce que toutes les tentatives pour donner à l'art une unité ont échoué. Cela me plaît, parce que je m'occupe des artistes, d'où qu'ils viennent. Je ne me préoccupe pas de théorie, même s'il est nécessaire, parfois, de prendre en compte des éléments préalables qui permettent de penser l'activité des artistes avec une approche différente.
Trois volumes ont précédé ces textes sur l'art et les artistes :
Bewegung im Kopf [Un mouvement dans la tête] (1993)
Annäherung – Die Notwendigkeit von Kunst [Approche – La nécessité de l'art] (1996)
Das Glück zu sehen [Le bonheur de voir] (1998)
Tous trois ont paru chez Lindinger + Schmid à Ratisbonne. Si je les mentionne, c'est parce que le lecteur attentif (et il y en a beaucoup) pourrait à bon droit froncer les sourcils, en constatant l'absence de tel ou tel artiste très connu. Encore un mot peut-être : j'écris sur les artistes dont je connais bien l'œuvre et la personne.

Jean-Christophe Ammann


L'art commence là où s'arrête le goût
(p. 11-17)


Au début de novembre 1892, Edvard Munch expose à Berlin, pour deux semaines, vingt-cinq œuvres dans les salles de la Société Berliner Künstler qui viennent d'être rénovées. « Un terrible désordre éclate, avec des sifflements, des hurlements… et une bagarre en règle. » Le Berliner Tageblatt parle d'« horreurs absolues ». Vingt-trois membres de la Société exigent l'arrêt immédiat de l'exposition, « par respect pour l'art et le véritable effort artistique. » Le 12 novembre, sept jours seulement après, l'exposition est fermée.
Ainsi, les tableaux d'Edvard Munch ne correspondaient pas du tout au goût du public de l'époque. Le goût, c'est quelque chose qui a à voir avec ce qui nous plaît ou nous déplaît. On peut s'habiller avec goût, se meubler avec goût. Mais l'œuvre d'art ne se définit pas par rapport au goût. L'œuvre ne nous plaît pas pour nous faire plaisir, même si, à l'occasion, les sens (sentir, goûter, toucher, entendre, voir) présentent une puissante force d'attraction.
L'œuvre d'art est plutôt un objet de pensée qu'on perçoit par les sens. Cela veut dire que lorsque je la perçois, elle déclenche en moi une compréhension qui va au-delà de la seule perception par les sens. Comprendre, c'est quelque chose qui a à voir avec la conscience. L'œuvre d'art représente un acte de la conscience, et la compréhension est aussi un acte de la conscience. Celui qui se place sur le terrain « ça me plaît – ça ne me plaît pas » comprend tôt ou tard que son propre goût change et qu'ainsi, quand son exigence a changé, l'œuvre d'art ne convient plus. Inversement, il va constater que l'attention qu'il porte à l'œuvre, l'exercice spécifique que constitue la perception dans ce qu'elle a de particulier, non seulement persistera après que son goût a changé, mais même qu'elle sera toujours davantage un élément mental de son processus de pensée.
La formulation « quelque chose me plaît ou ne me plaît pas » est tout à fait comparable à celle avec laquelle nous distinguons « ce que nous aimons – ou n'aimons pas ». Cette dernière formulation est plus fortement idiosyncrasique. Selon le dictionnaire*, idiosyncrasie signifie « disposition personnelle particulière, généralement innée, à réagir à l'action des agents extérieurs (physiques, chimiques) ». Dans le langage courant, « plaire » et « aimer » sont souvent utilisés comme synonymes. Mais trouver du plaisir à quelque chose implique une composante esthétique, alors qu'aimer quelque chose a plutôt à voir avec une réaction physique.
Le spécialiste de littérature et essayiste français Roland Barthes (1915-1980) avait de la constance dans ce qu'il n'aimait pas. Par exemple, il n'aimait pas les fraises, ni les femmes en pantalons. Il n'aimait pas davantage le peintre Joan Miró, la musique d'Erik Satie, celle de Bartók Béla ou d'Antonio Vivaldi. Il n'aimait pas non plus les géraniums. Dans cette énumération, on trouve les deux choses : ce qui ne lui plaît pas, et ce qu'il n'aime pas. Sans doute réagit-il de manière moins allergique à Miró et à Vivaldi qu'aux fraises, car ces dernières peuvent provoquer une réaction cutanée que l'on voit et que l'on éprouve. Barthes met en évidence que nos organes des sens peuvent réagir de manière remarquablement sensible, indépendamment de la qualité d'une œuvre d'art. Ils peuvent s'ouvrir, ou se fermer.
L'affirmation que l'art commence là où s'arrête le goût est certes juste fondamentalement, mais elle doit être nuancée, car le goût exerce une énorme force d'attraction : quelque chose nous attire ou nous dégoûte. Je crois que cette force d'attraction possède une qualité très particulière et se situe plus profondément dans l'être humain que les apprentissages et les expériences qui sont au fondement de notre biographie et de notre socialisation.
Ainsi se pose d'abord la question de savoir si on peut parler de ces choses, qui sont aussi du domaine de la sensibilité personnelle, et ensuite celle de savoir si on peut élargir cette sensibilité personnelle. Pour sûr, il faut d'abord explorer cette sensibilité personnelle. Il s'agit de distinguer ce qu'il y a en elle de curiosité, d'apprentissage et d'expérience. Le goût se révèle alors être un instrument d'exploration que je dois conduire comme un véhicule.
Quand nous parlons d'art, nous devons aussi parler de qualité. C'est ce qui intéresse le plus les gens, et aussi ce qui les agace le plus, car la question prend souvent la forme : « Comment puis-je reconnaître la qualité ? »
C'est l'une des questions les plus difficiles, et sans doute ne peut-on finalement pas y répondre. La manière la plus simple, c'est de comparer. Pour comparer, il faut avoir du savoir et de l'expérience. Il est important de ne pas comparer des pommes et des poires, car on ne peut comparer que ce qui est comparable. Par exemple comparer des éléments qui font partie d'une seule et même œuvre d'un artiste, ou d'une période artistique. La comparaison donne alors lieu à la conclusion : cette pièce est plus réussie que l'autre. Plus le champ de vision est grand, et plus l'estimation peut être productive.
Le succès tardif des Impressionnistes ou d'un Vincent Van Gogh a pour origine que dans un premier temps, on n'a pas reconnu l'extraordinaire, parce qu'il n'y avait rien de comparable. Le nouveau était trop nouveau ! Lorsque je place ma paume de main devant le nez de quelqu'un et que je lui demande de me lire les lignes de la main, il n'en reconnaît que des parties. Mais s'il les regarde à une distance de trente centimètres, il peut s'en faire une image globale. Par analogie avec les œuvres d'art : si je transpose les trente centimètres en années, mon champ de vision s'élargit au point que je peux ordonner dans un ensemble plus vaste ce que je ne reconnaissais pas auparavant.
Il nous est donc beaucoup plus difficile de reconnaître une qualité quand nous sommes confrontés à quelque chose qui se dérobe à la comparaison. Et dans la modernité justement, il y a énormément de cas où la qualité et la signification de certaines œuvres d'art n'ont pas été reconnues, du fait de l'impossibilité de les comparer à quelque chose d'autre. La réaction qu'a provoquée l'exposition à Berlin d'œuvres d'Edvard Munch, décrite au commencement de ce chapitre, illustre parfaitement cela. En 1892, les artistes et les visiteurs ont réagi de manière polémique aux œuvres de Munch, non seulement parce qu'ils n'aimaient pas ou que ça ne leur plaisait pas, mais parce que dans la mesure où on était dans l'impossibilité de les comparer à quelque chose d'autre, elles étaient nouvelles.
Mais comment se fait-il qu'à chaque fois, quelques personnes pourtant réussissent à reconnaître dès le début qu'il y a une qualité ? Reprenons l'exemple des lignes de la main. Celui qui a la paume de la main sous le nez et ne peut saisir que des fragments reconnaît en un éclair des configurations de lignes, et sur la base de leur « qualité », il parvient à tirer une conclusion générale. Il y est parvenu grâce à son intuition.
Donc, l'intuition est extraordinairement importante pour reconnaître quelque chose immédiatement, et pas seulement pour quelque chose de nouveau de manière spécifique, mais pour quelque que chose de nouveau de manière générale, et dans lequel ce qui est nouveau de manière spécifique est niché sous la forme d'une vision : ce sont les changements dans le domaine de la société, de l'économie, de la technique, des sciences naturelles, de la médecine et de la psychanalyse. Il n'est donc pas étonnant que ce soient justement des commerçants, des entrepreneurs et des médecins, au début du vingtième siècle, qui aient fait l'acquisition de cette nouveauté qui prenait la forme d'œuvres d'art, parce qu'en celles-ci ils reconnurent les prémisses d'une époque nouvelle.
Comment le nouveau se constitue-t-il au-delà du goût ? Certes, nous pouvons refuser le nouveau, mais cela a moins à voir avec le goût qu'avec notre comportement vis-à-vis du changement d'époque, et vis-à-vis des changements en général. Aussi longtemps qu'il y a eu des avant-gardes, la nouveauté s'est trouvée mise en avant. Avec le recul, il nous faut parler d'avant-gardes historiques, celles qui ont si fortement marqué le vingtième siècle. Pensons au fauvisme, à l'expressionnisme, au cubisme, au dadaïsme, au constructivisme, au surréalisme, à l'expressionnisme abstrait, au pop art, à l'art minimal, à l'art conceptuel. Peu à peu, à partir de 1975**, tout devint possible. La domination des avant-gardes, parlons de style d'avant-garde, a rapidement perdu de sa virulence. Et de ce fait, l'artiste s'est trouvé contraint de ne plus se positionner par rapport à un style qui déterminait tout – à chaque fois pour une dizaine d'années – mais de produire lui-même un langage et des contenus formels.
On ne peut séparer la nouveauté de l'idée de progrès – avec cette différence que justement, le meilleur art ne dépend pas du progrès et qu'il le dépasse par ses nombreuses avancées innovantes.
La nouveauté, c'est d'abord la manière de voir, et, par là même, la perspective qu'on ouvre. Mais la nouveauté, ce n'est pas seulement l'appropriation de cette manière de voir, c'est aussi l'identification à elle. La nouveauté, c'est l'engagement avec lequel cette manière de voir, qui constitue un monde, est développée de façon programmatique. Cette manière de voir entraîne l'exclusivité d'une idée vécue d'où découle une conception générale du monde. Prenons comme exemple l'activité créatrice de Kasimir Malevitch et de Piet Mondrian. Le premier passe pour être le fondateur du constructivisme et du suprématisme, le second est le cofondateur du groupe De Stijl et le fondateur du néoplasticisme.
Ainsi, il n'y a de nouveau dans l'art que dans la mesure où chaque génération met en place une nouvelle représentation du monde et crée pour celle-ci une forme (un langage formel) et des contenus. Et en cela, la nouveauté, depuis 1975, n'a plus la fonction ni la signification des avant-gardes historiques du vingtième siècle. La nouveauté n'est plus l'avancée collective porteuse des énergies. C'est plutôt la force de l'individu qui saisit le changement de manière contracyclique. A la place du collectif (de l'avant-garde historique, disons du style), c'est l'individuel qui est entré en scène, la créativité issue du Moi propre, qui incarne en elle-même l'utopie.
Souvent, dans ce contexte, on parle d'une perte des valeurs. On se fait ici une conception exagérée des valeurs. Le refus d'une conception fluctuante de la morale au bénéfice de l'éthique a une signification décisive. Après des siècles d'idéologies imposées, qu'elles aient été de nature religieuse ou politique, l'individu majeur se trouve appelé à définir lui-même ses valeurs.
Mais que se passe-t-il quand la nouveauté ne se trouve plus, en tant que telle, au premier plan ? Au plus tard en 1975, l'artiste, au lieu de se voir imposer un style, doit décider lui-même, en tant que sujet, de la forme, et des contenus. De ce fait, l'intensité et l'authenticité se trouvent au premier plan. Naturellement, la nouveauté amenée par les avant-gardes avait aussi ces qualités, mais elles étaient d'une certaine manière inhérentes et de ce fait elles n'apparaissaient pas en tant que telles.
Et comment apparaît la nouveauté, du point de vue de l'intensité et de l'authenticité ? Je crois qu'il consiste dans la charge émotionnelle d'un vocabulaire formel traditionnel. Je voudrais expliquer cela brièvement : au vingtième siècle, nous avons assisté à une dissolution de la forme qui aurait dû, comme conséquence ultime, mener à la « disparition de l'art ». Disons-le autrement : le concept d'art devait, selon Joseph Beuys, se transformer en une « sculpture sociale ».
Cette nouvelle orientation, indépendamment des moyens mis en œuvre – détermina le repli sur une richesse formelle engendrée par la tradition et qui savait, et sait toujours, capter les expressions, les désirs et les représentations visionnaires. Ce qui est décisif dans ce processus, ce n'est pas tant ce repli que son ancrage dans le présent. Ce rapport au présent lie l'artiste à une conscience du présent inévitable dans la constitution d'une position individuelle. C'est pourquoi, comme caractéristique de qualité, je voudrais, en sus de l'idée porteuse (comme forme) évoquer la consistance émotionnelle de l'ici et maintenant, en quoi nous devons être conscients que penser le présent est vraiment l'une des entreprises les plus difficiles qui soit.
Disons un mot de l'ironie. Bertolt Brecht a dit un jour que l'ironie consiste en ce que les spectateurs en savent plus que les protagonistes qui sont sur scène. Donc, l'ironie a quelque chose à voir avec un savoir que l'expérience individuelle éclaire à bon escient. Cela peut tout à fait signifier que plutôt qu'un savoir meilleur, c'est la puissance de la nostalgie qui s'exprime, voire la force d'une innocence originaire. Ce qui importe alors, c'est que les éléments du savoir et de l'expérience n'introduisent pas la lumière de l'ironie comme quelque chose de délibéré (de mis en scène), mais comme un résultat d'une claire vision de choses.
Au moment de l'intensité et de l'authenticité, ce qui nous saisit, c'est l'idée qui est à la base et sa réalisation formelle adéquate. C'est ainsi que nous arrivons là où se révèle la constante anthropologique. Si quelqu'un dit : pas de continuité sans changement ; moi j'affirme : sans continuité, pas de changement.
L'année dernière, l'artiste Andreas Slominski a édifié dans une salle de la Serpentine Gallery de Londres un mur de briques qui allait du sol au plafond. A première vue, on croyait se trouver face une installation des années soixante. Mais ensuite, il s'est avéré que l'artiste avait construit le mur de haut en bas, c'est-àdire du plafond au sol. C'est un peu comme si on construisait une maison en commençant par le toit. Immédiatement, l'imagination se mettait en branle. Comment a-t-il procédé ? Par quelle voie est-il passé ? Là-dessus, l'artiste reste muet.
On pourrait « philosopher » pendant des heures sur cette œuvre : qu'est-ce que ça a comme signification, par exemple, d'inverser une méthode efficace ? Et quand cette méthode, qui semble si absurde, se révèle efficace ? Pensons seulement à l'adage « Autres peuples, autres mœurs ».
Il faut dire un dernier mot de la séduction. Les œuvres d'art aussi possèdent un potentiel de séduction, en particulier quand elles s'adressent à la force d'attraction du « goût ». Comme presque tous les êtres humains sont susceptibles d'être séduits, il y a bien sûr des œuvres d'art qui nous prennent au piège, quand nous sentons avec elles une certaine affinité. Et dans la mesure où on peut donner une statistique des critères du goût, on peut aussi « programmer » les œuvres d'art en conséquence.
Mais nous pouvons aussi envisager cette problématique sur un autre plan. Comme en amour, il arrive qu'on ait avec les œuvres d'art le « coup de foudre » (on tombe amoureux fou d'une œuvre d'art). Le coup de foudre peut déboucher sur une déception, mais pas forcément. L'attitude qui s'oppose au coup de foudre, c'est l'approche prudente. Dans Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry appelle cela « apprivoiser » ; je rencontre quelque chose d'étranger qui, en même temps, m'attire et se refuse à moi, mais pourtant m'envoie des signaux qui font que je me tiens aux aguets. Ce sont des œuvres qui s'adressent à l'inconnu en moi, qui entretiennent moins ma curiosité qu'elles ne suscitent en moi le désir de faire sortir une autre façon de me représenter les choses. Cela aussi a à voir avec la qualité d'une œuvre d'art, car cela me donne le désir de voir différemment le monde qui m'entoure en permanence.
Essayons de faire un bilan :
– Il est recommandé d'être disponible.
– Il est difficile d'échapper à la fascination d'un objet quand on le rencontre de manière imprévue.
– Être conscient de son goût, c'est le premier pas pour le mettre en question.
– La mise en question du goût n'a de sens que lorsque celui-ci dévie et aboutit à un cul-de-sac.
– Aller au-delà du seul goût, c'est le chemin pour se découvrir soi-même.
– Sur le chemin de la découverte de soi-même, on s'ouvre au monde.
– Les conséquences en sont la curiosité, et la capacité de s'étonner.


* Le texte original fait référence au Wahrig, dictionnaire allemand de référence, comparable au Robert en français. Par analogie, on donne ici la définition du mot « idiosyncrasie » par le Robert ; le Wahrig précise cependant que la réaction idiosyncrasique est « exagérée » (NdT).
** Allusion aux « cycles de Kondratieff » dont il est question plus loin (NdT).


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