les presses du réel
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« L'amateur cherche la matrice. » Comment comprendre cette proposition suggérée par l'oeuvre de Christian Robert-Tissot?
Emmanuel Latreille (p. 6-7)


La typographie choisie place l'écriture des lettres dans la catégorie des « nouilles ». Les lignes souples, voire molles, évoquent la réalité corporelle en des suggestions curieusement érotiques. Le « m » est un bustier de femme, le « u » un sein tombant ou une pesante couille, les deux « a » réitèrent, dans leur enroulement répété, un geste de prise (côté droit), mais aussi le dessin d'un coeur ou d'un foie. Le corps vivant en son énergie productrice de mouvement (coupures et liaisons des enchaînements) est ainsi clairement suggéré: « amateur » est un corps désirant, une corde tendue entre deux pôles. Le sens de lecture du mot le confirme. Du premier « a » clos sur lui même (initiale alphabétique mais aussi inévitable objet-petit-a des lacaniens), au « r » nettement ouvert côté droit, l'amateur s'oriente vers un ailleurs, un « hors de soi » qui le travaille et le décentre vers l'espace du monde. Car il est assez clair que l'amateur, comme corps, obéit toujours à plusieurs centres qui l'animent de leurs attractions diverses. Au demeurant, dans le cas du néon de Robert-Tissot, c'est surtout autour du « t » central, seule lettre triomphante tissée de deux fragments traversant et croisés, que l'« ama » premier s'assouplit et se dénoue en l'« eur » second. Précisons les deux temps de ce travail.

« AMA » : de part et d'autre de la Matrice, les deux « a » se pressent et confrontent leurs valeurs respectives. Elles ne sont pas identiques mais bien, conformément à l'objet même de la recherche, opposées. Le premier « a » butte contre l'objet du désir son front droit de crâneur. Le second, semblable en sa forme au premier, se situe dans une perspective contraire. Détournant sa tête raide, sa souple courbe arrière attire à l'intérieur de lui le bras gauche de l'amatrice, neutre et stable dans son indifférence. Valse hésitation et inversion des rôles: l'« a » d'abord enclos s'anime et devient à son tour matrice potentielle pour la petite « m » qu'un tel estomac ne saurait surprendre.
Le « t » est l'opéraTeur. Comme le mot lui-même est opérateur d'art (de regard), il façonne le passage de la Vierge à la Mariée et des célibataires aux « r » du Tout. Il trace la piste du Phallus, ce qui veut dire qu'il tire simplement où ça jargonne et témoigne (point trop mauvais jouteur) de la lutte qui l'a luimême engendré. En somme il est l'indispensable Tiers bien barré (c'est le langage en tant qu'objet et enjeu de pouvoir). De son profil rigolard procède l'heureuse suite.
« EUR »: précédant l'« u » qui unit des contraires (« sein » ou « couille » ai-je dit), le « e » est d'abord l'approximative inversion des « a », le double retournement de leur forme, mieux déliée. Par ce moyen, l'involution initiale de la ligne se résout en ouverture (point de prise, mais un élan), et l'espace intérieur, ci-devant enclôt en coquilles d'escargots, devient la source dynamique d'un mouvement vers l'extérieur, bouche ouverte et souriante (répétant celle du « t », avant que l' « u » ne relance une troisième fois cette même courbe pour la porter au pinacle du rire), dirigée vers l'altérité que l'on voudra. Quant au « r », il conclue la caresse sur l'« u » qui le précède d'un ultime basculement. Il bée soudain la matrice en son manque lumineux, verse son « plus rien » un peu déprimé vers le sol et pique du nez, du goupillon au roupillon, dans un rêve réglé comme la musique.
Dans les techniques de l'imprimerie nées au 16ème siècle, on appelait « matrice » la plaque en métal souple (mais elle pouvait être en bois ou en pierre pour les usages du dessin artistique) qui recevait la marque d'un outil. Le poinçon produisait en elle une forme en creux dans laquelle une matière – généralement du plomb - était fondue : ainsi était matérialisées les lettres d'un alphabet. La matrice était donc le socle matériel stable d'où les outils premiers du langage étaient issus, ceux-ci répétant ensuite, dans leur pression contre le papier, le même acte d'incarnation de la forme dans la matière que le poinçon avait accompli initialement dans la matrice. Cette technique de forme et contre-forme pouvait être en adéquation avec une philosophie du langage et du sens qui garantissait l'imposition et la préservation de l'Idée, à partir de sa prééminence sur le sensible, simple réceptacle.
Les mots que Christian Robert-Tissot dessine avec des néons sont aussi issus d'une sorte de matrice. De nos jours, on appelle « structure matricielle » les codes informatiques qui permettent de transmettre des signaux dans une infinité de formes différentes sur les écrans lumineux. Les polices de caractère que Robert-Tissot utilise pour ses œuvres (néons ou peintures) sont disponibles dans l'énorme réservoir que constituent les sites informatiques dédiés à cette production particulière de formes que sont les lettres. La police qu'il a trouvée pour « amateur » s'appelle Accent Wet Noodle que l'on pourrait traduire par « accent de nouille mouillée ». Le nom d'une police peut être un élément décisif du choix, mais l'artiste ne modifie jamais la forme. Il cherche au contraire le mot qui développera adéquatement la forme même du langage qui lui est proposée, et dont le nom fait bel et bien partie. Le mot trouvé, il détermine sur écran la place de chaque lettre et confie le dessin à un néoniste qui le réalise avec des néons standard dont il chauffe le verre afin de les rendre semblables aux motifs tirés sur papier. Or, ce processus de mise en forme présente quelque chose de sensiblement contraire à l'inscription traditionnelle de la lettre dans la matrice d'imprimerie ou sur du papier : il conserve une part d'interprétation physique dépendant du savoir-faire de l'artisan. Autrement dit, la « structure matricielle » qui a fourni la forme, combinée avec une technique manuelle particulière, aboutit à une inscription flottante et contingente de cette même forme dans l'espace réel. Ce flottement se caractérise au final par son impermanence, en raison de la fixation, en avant de la surface du mur, de matériaux fragiles, soumis aux risques de leur éclat ou de leur prochaine dégradation gazeuse ou électrique. Moins qu'à un objet, le spectateur se trouve confronté à un mouvement en acte, ou à quelque chose comme de l'écriture cuite à l'eau chaude !

En somme, si le mot s'« incarne » avec Christian Robert-Tissot, c'est au risque d'une « durée de vie » qui est semblable à celle de son destinataire, par quoi se désigne le temps du monde où croisent des amateurs en tout genre. Le mot, comme le poème de Mallarmé s'arrachant à la Page blanche et « dégagé de tout appareil de scribe », se rend identique à un geste libre, apparition singulière et éphémère d'une énergie aussi vite ressentie qu'un mouvement de danse, qu'un éventail qui s'ouvre, qu'une émotion qui fume. Et c'est à l'amateur de tout flottement que revient le loisir de cette rencontre avec le langage libéré de son socle de sens. C'est lui qui, en rapport analogique avec ce qu'il lit, accomplit le langage et les manières de l'art, blanchis de tout dualisme comme de toute hiérarchie, dans une confusion élective. C'est lui encore qui fait de l'horizon du monde d'où il a surgi la seule véritable Matrice, à jamais inachevée, permettant la franche explosion d'une énergie mélangée, passante.
Tant il est vrai qu'à la fin, la matrice, c'est l'« amateur » même.


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