les presses du réel
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Avant-propos
Valérie Mavridorakis, David Perreau
(p. 11-17 )


« Ce n'est pas en vain, remarquait Theodor W. Adorno en 1934, que le mot allemand “Platte” a la même signification en photographie et en phonographie. Il désigne le modèle bidimensionnel d'une réalité que l'on peut à loisir multiplier, déplacer dans le temps et l'espace, troquer sur les marchés. […] On possède [des disques] comme on possède des photographies ; après les collections de timbres et de photographies, le xixe siècle inventa, non sans raison, les albums de disques, ces herbiers de vie artificielle qui, dans un espace infime, peuvent évoquer le souvenir. Un souvenir qui, sinon, coincé entre la hâte et l'uniformité de la vie privée, risque de s'effacer sans rémission (1). » Christian Marclay ne semble-t-il pas faire écho aux propos du philosophe dans cette réflexion de 1992 : « Tout comme l'enregistrement sonore, la photographie est un dispositif mécanique qui tente de simuler la vie. L'enregistrement et la photographie, tous deux des reproductions incomplètes de la nature, se rejoignent dans le disque / l'album et se renforcent l'un l'autre dans leur illusion (2) » ?

C'est sur cette articulation du photographique et du phonographique qu'a reposé cette année le travail du Master professionnel « Métiers et arts de l'exposition », l'artiste nous ayant en effet proposé de concentrer notre exposition (« snap ! », Galerie Art & Essai, 7 mai-14 juin 2008) et notre publication sur son œuvre photographique, jusqu'à présent ni montrée ni étudiée de manière autonome. Ce projet, conçu sous sa direction, a été rendu possible par le précieux partenariat du musée d'Art moderne et contemporain de Genève (Mamco) tant au plan éditorial, puisqu'il est l'éditeur de cet ouvrage, qu'à celui de l'exposition, puisque « SNAP ! », en présentant exclusivement les instantanés (snapshots) de Marclay et les œuvres qui en découlent, a en quelque sorte constitué le préambule de la manifestation organisée par le Mamco (« Honk if you love silence », 25 juin-21 septembre 2008) qui, elle, rassemble de manière quasi exhaustive ses pratiques photographiques (3). Les notices établies par les étudiants du Master pour cet ouvrage documentent la totalité de ces œuvres ou séries.

C'est de la multiplicité et de la cohérence des usages du médium par l'artiste que témoigne à son tour, sur le mode analytique qui lui revient, cette monographie. Le travail éditorial qu'elle a représenté, celui requis spécifiquement par l'exposition et par l'organisation du concert « No Clubbin'» (le 17 mai 2008, à l'Ubu de Rennes, où ont été interprétées les pièces Graffiti Composition et Shuffle) ont offert à nos étudiants une occasion exceptionnelle d'explorer non seulement l'œuvre de Marclay mais aussi ces congruences technologiques et conceptuelles entre le son et l'image. Notre collaboration avec le Mamco a permis de nouer un dialogue institutionnel inédit et enrichissant, de même que celle avec l'Ubu nous a offert une introduction au fonctionnement de la scène musicale. La journée d'études « Phonophilia : l'art à l'épreuve des sons » (université de Rennes-2, 20 mai 2008), organisée avec notre collègue musicologue Bruno Bossis, a quant à elle nourri une confrontation, toute complice, entre spécialistes de la musique et des arts visuels. Ce livre conclut donc une année riche en expériences, Marclay ayant, après Martha Rosler (2005-2006) et Victor Burgin (2006-2007), à son tour conduit notre formation sur des territoires artistiques et théoriques renouvelés.

Si le travail photographique de Marclay reste moins connu du public que ses performances de platiniste, ou que ses installations, ses collages, ses détournements d'instruments ou ses vidéos (lorsque nous l'avons sollicité pour ce projet, l'artiste les présentait justement à la Cité de la musique (4)), il convient de rappeler que ce médium l'a toujours intéressé (ne serait-ce qu'à travers les pochettes de disques notamment utilisées dans sa série Body Mix du début des années 1990) et qu'il l'expérimente depuis longtemps : l'œuvre la plus ancienne présentée dans cet ouvrage est The Sound of Silence, qui date de 1988. Son auteur explique dans son entretien avec les étudiants du Master (« Le son et ses images ») avoir cependant toujours réalisé des instantanés, s'en servant comme « notes de travail », même s'il ne les expose en tant qu'œuvres que depuis peu. Christoph Cox note à propos de The Sound of Silence, cette photographie du single 45 tours éponyme de Simon & Garfunkel – au pluriel près de leur propre titre –, exposée pour la première fois en 1988 à New York, qu'elle contribue non sans humour à une confusion des catégories : « La photographie, l'objet et le texte sont absurdes, écrit-il, car ils ne peuvent pas être ce qu'ils prétendent. Le son est ainsi montré comme étant d'un tout autre ordre, un ordre représenté de manière insuffisante, même saisi par le domaine imaginaire du visuel ou le domaine symbolique du mot écrit (5). » À ce titre, cette photographie d'un disque revêt une importance principielle dans l'œuvre de Marclay qui se partage entre production de sons inédits à partir d'enregistrements et évocations du son in absentia, notamment à partir des images. Elle nous ramène également au contexte artistique des années 1980, que l'on ne peut négliger pour aborder son rapport à la photographie.

Bien que la généalogie complexe dans laquelle s'inscrit le travail de Marclay, digne d'une histoire plus ou moins secrète du xxe siècle, ait été mise en lumière à maintes reprises, depuis sa relation à Marcel Duchamp et à John Cage, en passant par la musique concrète, Fluxus, le groupe Écart (actif à Genève dans les années 1970 lorsque l'artiste y était étudiant), l'art conceptuel et le punk, c'est dans une articulation ambivalente du modernisme et du postmodernisme que peut se saisir sa pratique photographique. Lorsqu'en 1978 Marclay arrive à New York à la faveur d'une bourse d'échange entre le Massachusetts College of Art de Boston et la Cooper Union, la scène artistique est marquée par deux phénomènes. Tout d'abord une connivence exceptionnelle entre les mondes de la musique et des arts visuels : comme le rappelle Alan Licht (6), l'heure est aux collaborations entre artistes et musiciens (Sol LeWitt et Alan Saret sont proches de Philip Glass, Richard Serra et Bruce Nauman, de Steve Reich, Robert Longo jouera avec Glenn Branca dans le groupe Meltdown et avec Richard Prince dans Menthol Wars…). Des musiciens, souvent issus d'écoles d'art (c'est le cas de Sumner Crane, Nancy Arlen, James Chance, sans parler de Kim Gordon qui travaille en outre comme assistante de la galeriste Anina Nosei), exposent dans des galeries (comme Laurie Anderson), des artistes réalisent des disques (comme Jack Goldstein ou Vito Acconci et bien d'autres), des galeristes fondent des labels (comme Klaus Kertess avec Philip Glass pour Chatham Square ou Josh Baer avec Glenn Branca pour Neutral Records) et les galeries finissent par faire office de clubs, tels l'Artists Space ou le White Columns où Thurston Moore organise, en 1981, la Noise Fest, sorte d'état des lieux de la scène no wave.

Marclay qui, la même année, réalise sa première performance new-yorkaise au Franklin Furnace, est naturellement stimulé par cette symbiose des genres et des rôles. Mais il assiste d'autre part au phénomène concomitant de l'émergence des usages photographiques de l'appropriationnisme, signalés fin 1977 par Douglas Crimp dans son exposition Pictures à l'Artists Space précisément, et dont le critique développera la description et les enjeux en 1980 dans son article « The Photographic Activity of Postmodernism (7) ». Dans la perspective critique que l'on connaît, Cindy Sherman, Laurie Simmons, Sherrie Levine ou Richard Prince fondent alors leur photographie et leur rephotographie, sur la reprise d'images puisées dans l'art ou dans la culture de masse. Pourtant, si un parallèle peut être établi entre l'œuvre de Marclay et l'appropriationnisme, il se situe au sein de sa pratique musicale (« ce qu'ils faisaient avec la photographie, je le faisais avec les disques », dit-il dans l'entretien ici publié), donc dans son remploi des sons trouvés et dans ses assemblages de pochettes (les corps hybrides de Body Mix témoignant d'une réflexion sur l'idéologie sexuelle, sinon sexiste, véhiculée par l'industrie du disque), plutôt que dans ses usages photographiques stricto sensu.

En réalité, certains aspects de son travail et en particulier son approche de la photographie renouent plutôt avec l'héritage des avant-gardes et avec certaines préoccupations modernistes, comme en témoigne son attention constante à la matérialité, aux propriétés des médiums qu'il emploie. Non pas, bien entendu, dans la perspective d'un essentialisme qui n'a plus rien de contemporain, mais dans celle d'une investigation des « supports techniques », au sens où peut l'entendre Rosalind Krauss (8), l'expression désignant pour elle une situation historique à la croisée des médiums obsolescents (dans le cas de Marclay, l'enregistrement analogique) et des nouvelles technologies qui dématérialisent la notion même de médium. « Nous avons en commun de ne jamais considérer comme acquis le médium avec lequel nous travaillons (9) », fait ainsi remarquer Marclay à Michael Snow. Quand elle n'a pas valeur de carnet de bord, la dimension illusionniste de la photographie est de fait très souvent perturbée par l'artiste qui la ramène à une surface susceptible d'être abîmée, manipulée, retournée. En cela, son utilisation rejoint celles des disques qu'il soumet à des opérations similaires, et renoue avec les expérimentations des avant-gardes, non seulement celles des photogrammes de Lázló Moholy-Nagy, comme il est rappelé dans cet ouvrage, mais sans doute aussi avec les principes de collecte, de récupération et d'intégration d'éléments trouvés mis en œuvre par Kurt Schwitters, par exemple.

L'étendue du spectre généalogique dans lequel s'inscrit le travail de Marclay est par conséquent renforcé par ses usages photographiques. Ses références historiques et la pertinence contemporaine des réflexions qu'elle soulève font l'objet des contributions ici rassemblées : Clément Chéroux, en s'appuyant sur la globalité des expérimentations photographiques de l'artiste, montre comment son « aspiration » précoce à ce médium exploite à la fois la sonorité mentale des images et les ressources de l'enregistrement dans une dialectique ludique de construction et de déconstruction des processus créatifs. Nathalie Boulouch revient plus spécifiquement sur la conjonction historique de la photographie et de la phonographie à travers la figure de Charles Cros dont les inventions, à la fin du xixe siècle, dans le domaine de la photographie des couleurs et de l'enregistrement des sons, levaient une utopie de maîtrise temporelle dont l'œuvre de Marclay porte le souvenir, nécessairement désenchanté. Noam M. Elcott, pour sa part, concentre son analyse sur les photogrammes et les cyanotypes de l'artiste pour relever combien leur relation au modernisme interroge autant l'histoire du médium que notre propre moment.

Aux essais de ces trois spécialistes de la photographie, s'ajoutent ceux de l'esthéticienne Marianne Massin et des musicologues Bruno Bossis et Frédéric Dufeu : la première soulève les différentes implications sémantiques des injonctions au silence que présentent certains snapshots de Marclay. L'auteure montre comment ces images peuvent déstabiliser la conception traditionnelle de la contemplation esthétique et comment, dans le sillage de John Cage, Marclay intègre également à ses photographies des modes paradoxaux d'écoute par le biais de l'attente des sons. Les seconds revisitent les expérimentations musicales et plastiques de l'artiste. Rappelant comment le performeur fait fonds des technologies d'enregistrement mécanique, ils explicitent sa relation aux notions d'instrumentalité, d'improvisation, de composition et de notation, aboutissant à son utilisation de la photographie comme partition ouverte ou « réservoir précompositionnel ».

Il revient au témoignage de John M. Armleder de conclure ces contributions, l'artiste suisse ayant réalisé avec Marclay des performances et, en 2006, une édition photographique intitulée Fire Tone.

La lecture de cet ouvrage apportera donc un éclairage spécifique sur les photographies de l'artiste tout en permettant de ressaisir la totalité de sa démarche. Car les images fixes produites par Marclay ont la propriété de synthétiser les concepts qui traversent tout son travail. Et ce qui apparaît ici au fil des essais et des images se révèle également lorsque ces photographies sont en situation d'exposition. À Rennes, avec la présentation de ses snapshots, et de manière plus flagrante encore à Genève, l'artiste a opté pour un accrochage consistant à créer suffisamment de variations à l'intérieur des séries et d'une œuvre à une autre pour maintenir un tempo, évitant la monotonie aussi bien que les effets d'emphase. Cette scrupuleuse économie expositionnelle semble situer chaque pièce dans la surface de son opération plus que dans les effets de son apparition. Non mises en scènes, non juxtaposées en sorte de suggérer un axe narratif, ses expérimentations photographiques s'organisent en des épisodes visuels auxquels participent de manière équilibrée les œuvres « installées » (telles White Noise ou Fourth of July) aussi bien que celles en apparence plus modestes (les petits photogrammes de bandes magnétiques en noir et blanc ou les instantanés). Aucun énoncé plastique ou symbolique n'étant mis en avant par rapport aux autres, le mode d'exposition des photographies se trouve en totale adéquation avec ce qu'elles manifestent elles-mêmes : un retrait délibéré du pouvoir spectaculaire des images. Une maîtrise de la litote qui n'est pas sans intérêt pour une formation aux « métiers de l'exposition » et, plus généralement, dans le contexte actuel.
(...)


1 Theodor W. Adorno, « La forme du disque » (1934), in Ursula Block et Michael Glasmeier, Broken Music. Artists' Recordworks, Berlin, Berliner Künstlerprogramm des DAAD et gelbe Musik, 1989, p. 51 (traduit de l'allemand dans cet ouvrage par Carole Boudreault, traduction légèrement modifiée). Le texte « Die Form der Schallplatte » provient des Musikalische Schriften VI. Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp Verlag, 2003, p. 530-534. Le mot Platte désigne en effet aussi bien la « plaque » photographique que le « disque ».
2 Jonathan Seliger, « Christian Marclay » (entretien), Journal of Contemporary Art, vol. 5, n° 1, printemps 1992, p. 74 et <http://www.jca-online.com/marclay.html> (nous traduisons).
3 À l'exception de Chorus I (1988), d'Amplification (1995), installation de grandes dimensions conçue pour l'église San Stae de Venise, et de Dancers (1997) consistant en des drapeaux réalisés pour être évidemment montrés en extérieur (ces deux dernières oeuvres étant toutefois été documentées dans les expositions de Rennes et de Genève sous la forme des photographies trouvées qui en constituent les sources iconographiques).
4 « Christian Marclay : Replay », musée de la Musique, Cité de la musique, Paris, 9 mars-24 juin 2007.
5 Christoph Cox, « Lost in Translation », Artforum, vol. 44, n° 2, octobre 2005, p. 241 (nous traduisons).
6 Voir Alan Licht, « Sound and the Art World », in Sound Art. Beyond Music, between Categories, New York, Rizzoli, 2007, précisément p. 151-199.
7 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, hiver 1980, p. 91-101 ; traduit dans le catalogue L'Époque, la Mode, la Morale, la Passion, Paris, musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 601-604.
8 Voir Rosalind Krauss, « Two Moments from the Post-Medium Condition », October, n° 116, printemps 2006, p. 55-62.
9 « Conversation entre Michael Snow et Christian Marclay », in Jean-Pierre Criqui (dir.), Replay Marclay, Paris, Cité de la musique / Réunion des musées nationaux, Paris, 2007, p. 128.


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